Figlie del Coro / Les filles du chœur – des rôles valorisés dans un orphelinat de Venise au 18e siècle.

Raymond Lemay et Philippe Rajalu

2 septembre 2021

De : Epstein, David (2019). Range: why generalists triumph in a specialized world. New York: Riverhead books. L’histoire des “Figlie del Coro” (the Daughters of the Choir- les Filles du Chœur), un exemple de l’impact des rôles sociaux valorisés (pages 56 à 64).

Dans un livre, dont la lecture est conseillée, concernant la confrontation traditionnelle entre spécialistes et généralistes, David Epstein, raconte la belle histoire d’un orphelinat à Venise, l’Ospedale della Pieta, où l’on abandonnait des nourrissons aux bons soins de la congrégation des Sœurs de Sainte Marie de l’Humilité, créatrice de cette institution caritative pour les orphelines et les filles abandonnées au XIVe siècle. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’Ospedale della Pieta – avec les trois établissements caritatifs des ­Ospedali Grandi – était bien connu pour ses ensembles musicaux entièrement féminins qui attiraient des touristes et des mécènes de toute l’Europe » (Wikipédia).

Comme dans de nombreuses villes du monde, ces nourrissons étaient abandonnés dans les « boîtes à bébé » (Scaffetta à Venise), principalement par des pauvres et des prostituées. Ces enfants abandonnés par des personnes dévalorisées dans la société de l’époque couraient un grand risque de subir perpétuellement cette dévalorisation préjudiciable héritée de leur naissance. Parmi les nombreux signes de cette dévalorisation on remarquera que la plupart de ces enfants trouvés n’ayant pas de lien de filiation connus furent systématiquement identifiés et nommés à partir du nom de l’orphelinat, par exemple : Anna Maria della Pieta. On trouve ainsi une liste alphabétique datant du XVIIIe siècle qui énumère de facto les sœurs d’Anna Maria : Adelaïde della Pieta, Agata della Pieta, Ambrosina della Pieta, et ainsi de suite jusqu’à Violeta, Virginie, Victoria della Pieta (p. 59). C’était bien sûr au XVIIIe siècle, de nombreux enfants étaient orphelins : de nombreuses femmes mourraient en couches et de nombreux jeunes hommes étaient tués à la guerre ou dans des accidents du travail. On dit qu’à la fin du XIXe siècle, il y avait 25 000 enfants dans les orphelinats de New York. C’est une période pendant laquelle les grands regroupements (asiles, orphelinats etc…) étaient les seuls types de services disponibles, disposant de très peu de moyens financiers, voire d’aucun, provenant des administrations des Etats. Les orphelinats étaient gérés grâce des dons et des revenus générés par des activités commerciales. En Europe particulièrement leur gestion était confiée à des ordres religieux ou à d’autres sociétés de bienfaisance.

On peut imaginer que les conditions de vie et d’accompagnement dans ces hôpitaux étaient de qualité variable. Mais il semblerait qu’en Italie et à Venise, en particulier à l’Ospedale della Pieta, de bonnes conditions aient été réunies pour le bien des orphelins grâce à l’organisation d’activités éducatives valorisantes et structurantes car l’éducation était prise au sérieux. « On a appris aux enfants à lire, écrire et à faire de l’arithmétique, ainsi qu’à acquérir des compétences professionnelles. Certains sont devenus pharmaciens pour les patients de l’hôpital, d’autres blanchissaient de la soie ou cousaient des voiles de navires qui pourraient être vendus. Les ospidali étaient des communautés autonomes pleinement fonctionnelles. Tout le monde était rémunéré pour son travail, et l’Ospedale della Pieta avait sa propre banque payeuse d’intérêts destinée à aider les pupilles à apprendre à gérer leur propre argent. Les garçons ont appris un métier et se sont enrôlés dans la marine et sont partis adolescents. Pour les filles, le mariage était la principale voie d’émancipation. Les dots étaient prêtes, mais beaucoup de pupilles ne quittaient jamais l’orphelinat » (Epstein, 59-60).

L’apprentissage à l’usage d’instruments de musique et la pratique musicale était une partie importante de l’éducation de ces orphelins, au moins à Venise. L’Ospedale della Pieta a investi dans l’achat d’instruments de musique coûteux pour ses pupilles. Il a embauché des musiciens professionnels pour venir enseigner aux pupilles. Plusieurs orphelinats de Venise avaient des orchestres mais le meilleur était l’orchestre féminin de l’Ospedale della Pieta. Il était réputé pour être l’un des meilleurs orchestres au monde.

En 1703, l’orphelinat engagea Antonio Vivaldi, le prêtre rouge (à cause de ses cheveux roux), comme professeur de musique et chef d’orchestre. Vivaldi allait devenir l’un des plus grands compositeurs de son époque. Vivaldi développa la forme concerto qui met en valeur un virtuose soliste qui répond et dialogue avec l’orchestre. Il est surtout connu pour son chef-d’œuvre : les Quatre Saisons. Ce type de concerto exigeait des virtuoses et dans ses classes il entraînait ses élèves à devenir des musiciennes extrêmement adroites. Vivaldi a dirigé le programme musical de l’Ospedale della Pieta pendant plus de 20 ans. Il a pu expérimenter plusieurs de ses innovations musicales grâce à la qualité remarquable de son orchestre.

À une époque où très peu de femmes jouaient d’instruments de musique ou connaissaient la musique et ne se produisaient certainement pas en public, le programme éducatif des orphelinats basé sur la musique était assez révolutionnaire. En effet, la plupart des femmes de l’époque (valorisées ou dévalorisées) n’accédait que très rarement à des programmes d’éducation. L’orchestre de femmes de l’Ospedale della Pieta formé et dirigé par Vivaldi était non seulement très bon, mais il était peut-être le meilleur orchestre d’Europe. Sa renommée dépassait largement les frontières de Venise et de l’Italie. Des gens connus venaient de loin pour les écouter jouer : Mozart, Jean-Jacques Rousseau, les princes des royaumes et la noblesse, et tout ce que les sociétés de l’époque comptaient comme célébrités. S’il était possible de les entendre jouer, on ne pouvait cependant pas les voir. En effet, il n’était tout simplement pas approprié pour les femmes de se produire en public. L’orchestre jouait donc derrière un écran. Certains spectateurs, comme Rousseau, ont plaidé pour avoir et obtenir le droit de les voir jouer. A leur grande déception lorsque le rideau a été levé, ils ont constaté que de nombreuses femmes avaient été défigurées par la maladie – la variole et la syphilis – et que certaines d’entre elles étaient âgées. Ils avaient imaginé que les femmes seraient aussi belles que la musique qu’elles créaient.

On peut souligner un certain nombre de choses dignes d’intérêt dans cette histoire de l’orchestre de l’Ospedale della Pieta. Beaucoup de femmes de l’orchestre jouaient avec virtuosité de plusieurs instruments de musique quand aujourd’hui on formera très tôt les apprentis musiciens à l’usage virtuose d’un seul instrument. Vivaldi, lui, encourageait ses élèves à apprendre à jouer d’autant d’instruments qu’elles le pouvaient jusqu’à devenir virtuoses. Pendant les représentations, les femmes changeaient instruments en fonction des nécessités de l’interprétation de la pièce. Et quand une interprète ne pouvait plus jouer d’un instrument, sa partition pouvait être reprise par une autre. « Vivaldi a écrit des parties de hautbois spécialement pour Pelegrina [une de ses élèves vedettes]. Mais quand elle arriva dans la soixantaine ses dents sont tombées, mettant brusquement fin à sa carrière d’hautboïste. Elle est donc devenue violoniste et a continué à jouer avec virtuosité jusqu’à ses 70 ans » (p. 62). Pour beaucoup de femmes, être musicienne est devenue une activité pérenne, elles y ont consacré leur vie, obtenant ainsi un rôle social valorisé au regard des équivalents culturels valorisés de l’époque. L’orchestre de l’Ospedale della Pieta a également généré des revenus non négligeables pour l’institution.

Certaines femmes se sont illustrées en réalisant des carrières remarquables. Anna Maria Della Pieta a écrit de la musique pour elle ; elle jouait du violoncelle, du hautbois, du luth, de la mandoline, du clavecin et de l’alto d’Amore. Anna Maria a écrit de la musique et s’est produite sur scène pendant plus de 60 ans. Elle a été reconnue Maestra à 24 ans et a exercé les fonctions de maître des violons et de cheffe de l’orchestre, ayant ainsi un rôle de leader. Il semble qu’elle se soit produite à travers l’Europe, mais l’orphelinat est resté sa maison pendant toute sa vie. Elle fut aussi appelée Anna Maria dal Violin et mourut à l’âge de 86 ans. Wikipédia dénombre 10 femmes musiciennes-orphelines qui ont été formées à l’Ospedale della Pieta et qui ont connu une renommée internationale.

Il est intéressant de constater que ces femmes du XVIIIe siècle se sont vu attribuer des rôles sociaux valorisés qui ont brisé les frontières entre les sexes : elles sont allées à l’école, ont appris à lire, à écrire et à compter, sont devenues musiciennes virtuoses et quelques-unes ont acquis une notoriété de grandes musiciennes et compositrices. Certaines femmes se sont mariées alors que d’autres ont vécu toute leur vie à l’orphelinat, une bonne vie par rapport à ce qui pouvait être vécu dehors. En lisant cette histoire je me suis rappelé William Tuke, la retraite de York, et le « traitement moral, » qui se développa environ un siècle plus tard. Vivaldi n’était pas seulement un créateur de nouvelles formes musicales. Il a aussi beaucoup innové pour le service aux personnes en situation de dévalorisation.

Epstein, David (2019 ). Range: why generalists triumph in a specialized world. New York: Riverhead books. Range : Le règne des généralistes: Pourquoi ils triomphent dans un monde de spécialistes. Paris : Talent Editions.

https://en.wikipedia.org/wiki/Ospedale_della_Pietà (consulté le 30 mai 2021).

https://en.wikipedia.org/wiki/Baby_hatch (consulté le 30 mai 2021)

https://en.wikipedia.org/wiki/Anna_Maria_della_Pietà (consulté le 30 mai 2021).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Tour_d%27abandon (consulté le 5 juin 2021).



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